Sonner grave pour toi
Jessica :
Je me souviens encore de son arrivée dans le service. Je me souviens nettement des premières impressions qu’elle m’avait faites et de cette jalousie qui s’était enracinée de plus en plus profond en moi. J’avais tout fait dans la norme, suivi le chemin qu’il fallait, obtenu ce qui découlait logiquement de mes efforts. Et elle, avec son parcours atypique, sans jamais avoir participé à une formation adéquate, elle avait réussi à s’incruster dans notre service. Je n’étais jamais parvenue à la supporter pour ça, pour cette injustice. J’estimais qu’elle n’avait pas mérité sa place parmi nous. Mais je n’avais rien pu faire à part lui témoigner mon aversion.
J’ai vite compris que Vincent ne l’aimait pas non plus car, comme moi, il n’avait caché ni ses regards méprisants, ni son ton dédaigneux, ni ses remarques dévalorisantes. Je m’étais dit qu’à deux, on réussirait plus facilement à lui faire sentir qu’elle n’était pas à sa place. Les autres, eux, semblaient bien se ficher de ce qu’on ressentait et je n’avais jamais su ce qu’ils pensaient réellement d’elle. J’avais même cru comprendre que Carole n’appréciait pas notre façon de faire.
J’ai longtemps pensé que notre sale comportement ajouté aux autoévaluations avaient eu raison d’elle et lui avait fait quitter notre service. J’ai appris plus tard que l’intervention sur le bébé avait certainement été plus décisive. Toujours est-il que, lorsqu’elle a démissionné, je n’ai pas ressenti de soulagement comme je l’espérais mais plutôt l’impression qu’il me manquait quelque chose, un repère. Maintenant, j’ai comme l’impression d’avoir perdu bien plus qu’un repère.
Carole :
Les autoévaluations… Que dire de cette brillante invention… Si ce n’est un moyen très ingénieux de faire des économies de personnel et de pourrir les relations au sein d’une équipe. Elles consistaient tout simplement à nous observer mutuellement pendant notre travail. Comme si notre priorité était de surveiller les autres ! Puis de rapporter ce que nous pensions de nos collègues en un mot. Comme si nous pouvions réduire la complexité des agissements d’autrui à un seul mot ! Ensuite on nous demandait de classer les membres de l’équipe. Comme si tout pouvait être mis sur le même plan d’importance et donc être comparable ! La personne qui, trop souvent, obtenait une mauvaise évaluation et un mauvais classement de la part des autres, était licenciée. Oui, quelle merveilleuse idée cette autoévaluation. Rivalité, voilà ce qu’elle apporte au sein des équipes ! Et, nous qui travaillons dans le médical, ce n’est pas de concurrence dont nous avons besoin, mais de solidarité. Comme c’était moi qui dirigeais l’équipe, c’était à moi qu’il incombait de centraliser les autoévaluations. Je devais compléter les statistiques par les nouvelles réponses et transmettre les résultats à mon supérieur une fois par mois. Et comme je n’avais pas d’autre choix que de me plier à ce jeu stupide, je m’autorisais à changer mes résultats en fonction des réponses des autres. Il n’était pas question que quelqu’un quitte ce service sous prétexte qu’il n’était pas apprécié de ses collègues. Collègues qui ne faisaient pas la part des choses entre qualité du travail et sentiments personnels et qui ne jugeaient que de façon subjective. Sur ce point, je suis en phase avec Lionel. Malheureusement, nous sommes, à mon goût, trop peu à penser ainsi. J’espère beaucoup qu’avec la maturité acquise par l’expérience, les jeunes changeront de façon de faire. Je pense notamment à Jessica et à Vincent qui étaient tellement aveuglés par leurs sentiments qu’ils étaient incapables de reconnaître chez Marie une once de la valeur de son travail. Tout était toujours sujet à critiques. Je me suis souvent demandé comment Marie arrivait à le supporter.
Marie, elle, je crois qu’elle avait aussi compris l’absurdité de ces autoévaluations. Bien qu’elle n’ait jamais pu accéder aux réponses des autres, elle se débrouillait toujours pour éviter les remarques négatives et pour ne favoriser personne dans son classement. Je ne crois pas qu’il ait été deux fois identique et chacun de nous était passé, de façon régulière, à tous les rangs. Je me souviens du plaisir que je prenais à étudier la logique de remplissage qui pouvait s’en dégager, logique que je n’ai jamais vraiment réussi à comprendre.
Ah, brave Marie… Qui l’eut cru ?
Lionel :
J’ai toujours partagé le ressentiment de Jessica envers Marie. Mais j’ai souvent espéré qu’elle comprendrait que dans notre métier, ce n’est pas ce que sont les autres qui comptent, mais ce qu’ils font. Quand une urgence nous arrive, on ne peut se permettre de chipoter sur la façon dont nous a parlé un tel et sur ce qu’il a pu dire. On n’a pas le temps de réclamer des excuses, des explications, le respect que l’on pense mériter, ni de réfléchir à la prochaine sournoiserie qu’on va faire par vengeance, à la prochaine réplique incendiaire… Seule compte la vie qu’on doit sauver. Et pour cela, c’est notre efficacité au travail qui importe. Car si le cœur ne bat plus quand la personne ressort du bloc, ou même si les séquelles sont trop importantes, le responsable, ce n’est pas l’autre que l’on n’aime pas, c’est nous. Nous tous.
Et ça, Marie l’a aussi bien compris que moi. Quand le devoir nous appelait, elle laissait tomber ce qu’elle était pour devenir efficacité pure. Ce n’était plus qu’un corps mécanique en connexion constante avec chacun de nous. Et même si je n’appréciais pas plus que ça sa personnalité, même si, comme Jessica, je pensais qu’elle n’avait pas obtenu justement sa place parmi nous, j’ai toujours reconnu la qualité de son travail.
Je n’ai cependant jamais vraiment compris l’inimitié de Vincent pour Marie. En fait, c’est Vincent lui-même, qu’à vrai dire je n’ai jamais réussi à appréhender. J’ai mis beaucoup de temps avant de saisir sa présence parmi nous. L’image sociale. Être médecin était peut-être pour lui le statut social le plus prestigieux qu’il lui fallait atteindre. Alors, pourquoi s’est-il simplement contenté de cette place aux urgences ? En tout cas, cela explique pourquoi son travail bien qu’irréprochable sonne souvent faux. Il lui manque ce qui anime celui de Jessica, celui de Carole il y a quelques années et même celui de Marie de façon différente : la passion.
Jessica :
Jusque-là ce n’était que des gens à sauver. Juste un nom accolé à un visage blafard entuyauté qui passait devant moi. Jusque-là je me sentais suffisamment détachée d’eux pour travailler efficacement. Et s’ils mouraient, je me disais simplement « Tant pis, on a tout essayé. ». Mais quand j’ai vu que c’était Marie qu’on nous amenait cette fois, j’ai pris conscience que ça pouvait être n’importe qui. Que ces gens, je pouvais les connaître. Que sur ce visage blafard, en plus d’un nom, je pouvais y associer des souvenirs d’instants partagés. Et s’ils mouraient, qu’est-ce que je me dirais ? « Tant pis, ils ont tout essayé » ? Ça ne peut plus suffire. Et déjà, comment ai-je pu penser que ça pouvait être suffisant ? C’est tout un pan d’une vie à jamais figé car celui ou celle avec qui tu l’as partagé ne peut plus se le remémorer avec toi. Alors comment, en entendant cette sirène, ne pas penser à la personne qui se trouve à l’intérieur du véhicule ? Comment, désormais, ne pas se demander : et si c’est un de mes proches ?
Carole :
Je me retrouve en Jessica au même âge. J’étais aussi enthousiaste et déterminée. J’étais là où j’avais voulu être et je me donnais corps et âme dans mon métier. Seulement j’avais fait l’erreur de compter ceux que je ne parvenais pas à sauver et non ceux que je sauvais. Au départ ce n’était qu’un nombre qui grandissait, puis j’ai perdu le compte et c’est devenu « encore un de plus ».
Cette sirène qui au début me mettait en alerte est devenue une vraie hantise. Quand je l’entends, je ne peux empêcher mon ventre de se nouer. Vais-je être à la hauteur ou vais-je devoir annoncer à la famille que j’ai une fois de plus échoué ? Et la nuit, cette sirène me réveille en sursaut. J’attends, sur le qui-vive, déjà prête à me jeter sur mes vêtements et ma clef de voiture, le coup de téléphone qui ne vient pas toujours. Et si la fatigue a raison de mon alerte, le sommeil, lui, n’a pas raison de la prochaine sirène. Je comprends pourquoi l’affaire du bébé avait tant bouleversé Marie, au point de démissionner. Je commence, moi aussi, à fatiguer.
Lionel :
Quand Marie est partie je ne me suis pas plus formalisé que ça. Certes notre équipe perdait un bon élément mais chacun de nous fait sa route et les accidents de la vie, eux, ne s’encombrent pas d’attention. Ils ne vont pas cesser leurs apparitions inopportunes sous prétexte que les équipes médicales ne sont plus totalement opérationnelles. Alors après avoir su que c’était Marie qu’il fallait opérer, j’ai quand même continué à préparer le bloc pour l’intervention bien que je ne me sois plus senti le cœur à y participer. Marie, sur cette table, alors qu’il n’y a pas si longtemps, elle se trouvait debout à côté ! Même si j’estimais qu’elle ne méritait pas l’une, pour autant, méritait-elle l’autre ? Et de son côté, pensait-elle que je méritais d’être son collègue ? Elle qui se donnait toujours les moyens d’obtenir le métier qu’elle désirait et moi qui ai passé deux fois le concours de médecine et n’ai même pas pu choisir la spécialité que je voulais ? En quoi méritais-je plus qu’elle une place dans notre service ? Et qui est vraiment à même de dire ce qu’on mérite ou pas ?
J’ai quitté le bloc à l’arrivée de l’équipe de remplacement. À l’accueil des urgences, j’ai trouvé Carole fumant tranquillement (ou plutôt pour se tranquilliser) de l’autre côté de la vitre, Jessica qui usait ses chaussures dans des allers-retours nerveux. Prenait-elle conscience que sa jalousie n’était que le voile derrière lequel se cachait son admiration ? Et j’ai trouvé Vincent, effondré sur un fauteuil. Était-ce des larmes que je voyais perler à l’extrémité de ses joues ? Quelles autres émotions étaient donc sous-jacentes à sa haine ?
Carole :
Vincent a une copine. Depuis un certain temps ça ne va plus entre eux. Mais je ne sais pour quelle raison il refuse de la quitter. Je sais seulement que Marie confirmait ses problèmes de couple. La haïssait-il juste parce qu’elle en représentait l’échec ? Ou parce qu’il n’arrivait pas à se libérer de son charme ? C’est normal que Vincent soit le plus touché de nous. Ce n’est pas facile de se rendre compte, quand il est peut-être trop tard, qu’on s’est trompé sur l’interprétation de ses sentiments. Sa haine était-elle liée à la frustration de ne pas pouvoir l’aimer consciemment ? J’ai souvent entendu dire qu’amour et haine dans les extrêmes se rejoignent. Moi je pense simplement que nous ne sommes plus capables de percevoir la différence.
Vincent :
Je ne sais plus vraiment où j’en suis. Je ne pensais pas que cette nouvelle allait me… bouleverser à ce point. Quand elle a démissionné, je me sentais… tout chose. Je ne comprenais pas pourquoi je la cherchais des yeux, partout, tout le temps. Un peu comme si j’espérais la revoir, comme si elle me manquait. Mais quelqu’un qu’on déteste ne peut pas nous manquer, c’est impossible ! À moins que… À moins que ce qui nous manque soit de lui montrer notre ressentiment. Les remarques désobligeantes qu’on s’envoyait mutuellement, était-ce finalement devenu une sorte de jeu ? Était-ce juste ce « jeu » qui me manquait ? Alors pourquoi, de la savoir dans cette pièce où nous avions l’habitude de travailler ensemble, dans cette pièce où sa présence avait fini par me faire défaut ; de la savoir là-bas, et nous ici… Pourquoi ai-je plutôt l’impression d’avoir découvert qu’un mur que j’ai toujours cru beige était en réalité orange ? Une évidence ébranlée à sa racine. C’est difficile en fait, de trouver les bons mots pour décrire ce que j’éprouve réellement.
Je me souviens… La première fois que j’ai ressenti quelque chose de bizarre… C’était lors de l’épisode avec le bébé. J’avais passé mon temps à lui lancer des piques désagréables : quand elle s’était pétrifiée à la vue de l’enfant ; quand elle avait dit tristement « je vais faire sonner grave pour toi », phrase que je trouvais ridicule ; quand ses gestes avaient été tremblants. Lionel les lui avait même reprochés, à croire que lui non plus n’avait rien pressenti. Non, à aucun moment je ne m’étais douté du changement en elle. Seulement l’absence de réaction à mes provocations me… dérangeait. Quel idiot je faisais ! Je n’ai pas senti une seule fois la profondeur de son trouble.
« Sonner grave ». Je m’étais bêtement dit que la sirène était une convention identique pour tous, qu’on ne pouvait modifier sa tonalité au gré de nos humeurs. Pour moi ce n’était juste qu’un signal de notre importance, comme le sont nos couleurs, notre insigne. J’ai appris, plus tard, par le chauffeur de l’ambulance, qu’à cette occasion, les voitures s’étaient toutes rapidement poussées et que nous avions rejoint les urgences en un temps record. « J’ai eu l’impression que les automobilistes entendaient la gravité de la situation dans la sirène » a-t-il dit. Sur le coup, je l’ai trouvé aussi ridicule que l’avait été Marie. Et j’ai refusé d’écouter le doute qui s’était déjà insinué en moi. Jusqu’à ce que je l’entende moi aussi. Mais « grave » n’était pas tout à fait le mot exact, j’aurais dit plutôt « lugubre ». Oui, ce timbre lugubre qui ondoie au-dessus du rythme rituel. Une ombre qui ondule, drapant le véhicule, invisible à l’œil nu et pourtant apparente ; s’élève, se détache, constante à nos oreilles face aux événements existants, ponctuels. Arrière-plan quotidien qui nous rappelle que, quand elle a décidé de nous abandonner, la vie ne prévient pas. Cette teneur lugubre, je l’ai entendue moi aussi quand l’ambulance nous a amené Marie. Et « ils ont fait sonner grave pour toi » ai-je dit.
Marie… J’ai cru te détester dès l’instant où mes yeux se sont posés sur toi. Depuis le début, me serais-je trompé ?
Et maintenant, je suis là. Dans le hall d’attente, avec Jessica qui fait les cent pas, Carole de l’autre côté de la vitre rejointe par Lionel. Je ne sais vraiment plus où j’en suis. Et si tu ne ressors pas vivante du bloc opératoire ?
Carole :
Inquiets, on est là, on attend, absorbés par nos pensées. Je crois que nous nous posons tous à peu près la même question : que va-t-il se passer maintenant, pour nous et pour chacun d’entre nous ?
Aube Sélène
Janvier 2018
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